LA FORMATION DE LA CONSCIENCE MORALE DES JEUNES DANS LE PROCESSUS DE L’EDUCATION INTEGRALE. Enjeux d’une mission fascinante pour l’Eglise au Rwanda.

Introduction

La réflexion morale post conciliaire a été marquée d’une façon particulière par la place occupée par le thème de la conscience et de son rôle dans le jugement moral. C’ « est le centre le plus secret de l’homme, – comme le définit le Concile –   le sanctuaire où il est seul avec Dieu et où sa voix se fait entendre »[1] est au cœur de la moralité humaine. Car c’est « par fidélité à la conscience, que les chrétiens, unis aux autres hommes, doivent chercher ensemble la vérité et la solution juste de tant de problèmes moraux que soulèvent aussi bien la vie privée que la vie sociale »[2]

C’est en vertu de cette importance capitale de la conscience, que depuis toujours l’Eglise, mais aussi d’autres institutions – comme la famille et l’école – qui sont engagées dans l’éducation des jeunes, cherchent de la meilleure façon possible comment intégrer dans le processus de l’éducation intégrale, la formation de la conscience morale.

Cependant, s’il est relativement facile de traiter avec compétence la formation humaine en général, dans sa dimension physique, intellectuelle, technique et scientifique, la tâche devient beaucoup plus ardue quand il s’agit de parler de la formation morale et particulièrement de la formation de la conscience morale. A part l’expérience d’une pratique consolidée par la tradition, personne ne dispose de recettes magiques en ce domaine.

Former la conscience morale revient à trouver les moyens d’aider à percevoir et reconnaitre les valeurs objectives, qui constituent des points de référence stables de la conduite humaine, à définir les finalités à suivre et les moyens à engager pour les atteindre, dans une vision d’ensemble de la conception de la personne humaine et de ses traits caractéristiques. Cette formation s’inscrit dans un processus continu et ininterrompu de la formation intégrale de l’homme, et suppose comme soubassement une certaine conception de l’homme et de la vie, et le choix des moyens qu’il met en jeu pour atteindre ses fins.

A partir d’une vision chrétienne de l’homme, telle que la propose l’anthropologie chrétienne, et d’une brève allusion au concept d’éducation intégrale, nous allons essayer de mettre en exergue la spécificité de la formation de la conscience dans le processus de la maturation humaine et de la réalisation personnelle, ainsi que les enjeux qu’elle implique dans le contexte social et ecclésial d’aujourd’hui.

  1. Fondement anthropologique de la formation de la conscience

Toute projection éducative, toute programmation de la formation humaine suppose une conception de l’homme qui la soutend. Mais quand il s’agit de parler de l’homme qui est toujours un mystère à pénétrer, on se heurte à une multitude de conceptions liées à l’histoire des peuples, aux expériences diverses de l’humanité, même si, malgré les accentuations diversifiées il y a un socle commun qui unit toute l’humanité[3].

Le Concile Vatican II s’est penché sur la question et a donné des bases d’une anthropologie chrétienne qui a été développée ultérieurement aboutissant même à des synthèses bien reconnues[4] « Mais qu’est-ce que l’homme ? Sur lui-même, il a proposé et propose encore des opinions multiples, diverses et même opposées, suivant lesquelles, souvent, ou bien il s’exalte lui-même comme une norme absolue, ou bien il se rabaisse jusqu’au désespoir : d’où ses doutes et ses angoisses. Ces difficultés, l’Église les ressent à fond. Instruite par la Révélation divine, elle peut y apporter une réponse, où se trouve dessinée la condition véritable de l’homme, où sont mises au clair ses faiblesses, mais où peuvent en même temps être justement reconnues sa dignité et sa vocation[5]»

Le Concile considère l’homme dans son unité « Corps et âme, mais vraiment un, l’homme est, dans sa condition corporelle même, un résumé de l’univers des choses qui trouvent ainsi, en lui, leur sommet, et peuvent librement louer leur Créateur »[6] . Pour le Concile la dignité de l’homme crée à a l’image et à la ressemblance de Dieu justifie sa place unique au sein des autres créatures .En vérité, dit le Concile « l’homme ne se trompe pas lorsqu’il se reconnaît supérieur aux éléments matériels et qu’il se considère comme irréductible, soit à une simple  parcelle de la nature, soit à un élément anonyme de la cité humaine. Par son intériorité, il dépasse en effet l’univers des choses : c’est à ces profondeurs qu’il revient lorsqu’il fait retour en lui-même où l’attend ce Dieu qui scrute les cœurs et où il décide personnellement de son propre sort sous le regard de Dieu.

Ainsi, lorsqu’il reconnaît en lui une âme spirituelle et immortelle, il n’est pas le jouet d’une création imaginaire qui s’expliquerait seulement par les conditions physiques et sociales ; bien au contraire, il atteint le tréfonds même de la réalité[7] . C’est en se basant sur cette vision chrétienne de l’homme que l’Eglise établit son projet d’éducation intégrale, qui inclut immanquablement la formation de la conscience morale

  1. Formation de la conscience morale et éducation intégrale

La finalité de l’éducation dans la vision de l’Eglise est de contribuer et favoriser la maturation de la personne dans toutes les dimensions de son être. Et c’est dans cette orientation que s’inscrivent l’école catholique et sa spécificité. Comme le dit le Saint Père François : « L’enseignement de l’école catholique ne se limite pas à des questions confessionnelles et les contenus sont ouverts à toutes les branches du savoir et à toute personne cherchant ce type d’éducation. Cependant, de même que nous disons que l’activité de l’école ne peut se réduire à la transmission de matières, mais qu’elle doit aussi former les personnes dans leur intégralité, ainsi, en parlant de l’école catholique, cette composante prophétique, qui donne à l’homme la capacité non seulement d’acquérir certaines connaissances, mais aussi de se connaître et de se reconnaître comme un être capable d’aimer et d’être aimé, est tout aussi indispensable.Nous ne parlons pas ici de prosélytisme, et encore moins d’exclure de nos écoles ceux qui ne pensent pas comme nous.

Ce que je veux dire, c’est que l’école dans son ensemble doit se configurer comme une leçon de vie dans laquelle s’intègrent différents éléments, en étroite collaboration avec d’autres instances, comme la famille et la société. De cette façon, l’identité de nos écoles réussira à être  présente dans le quotidien, dans l’imperceptible et dans le vécu, à engager un dialogue, à être une parole qui puisse interpeller les personnes de foi et en même temps jeter des ponts de dialogue avec les non-croyants »[8]

  1. La formation de la conscience : une tâche qui engage toute la vie

L’expérience humaine nous apprend que l’homme qui vit une histoire qui n’est pas figée ne cesse jamais d’apprendre. Et ce dans tous les domaines même là où il jouit d’une expertise reconnue. S’agissant de la formation de la conscience, elle doit être toujours affinée pour répondre à des situations toujours nouvelles et souvent imprévisibles. Comme le souligne le Catéchisme de l’Eglise « La conscience doit être informée et le jugement moral éclairé. Une conscience bien formée est droite et véridique. Elle formule ses jugements suivant la raison, conformément au bien véritable voulu par la sagesse du Créateur. L’éducation de la conscience est indispensable à des êtres humains soumis à des influences négatives et tentés par le péché de préférer leur jugement propre et de récuser les enseignements autorisés »[9]. Et ajoute : « L’éducation de la conscience est une tâche de toute la vie. Dès les premières années, elle éveille l’enfant à la connaissance et à la pratique de la loi intérieure reconnue par la conscience morale.

Une éducation prudente enseigne la vertu ; elle préserve ou guérit de la peur, de l’égoïsme et de l’orgueil, des ressentiments de la culpabilité et des mouvements de complaisance, nés de la faiblesse et des fautes humaines. L’éducation de la conscience garantit la liberté et engendre la paix du cœur »[10]

La formation de la conscience morale, si elle suppose la transmission des valeurs et des normes objectives, ne peut se limiter à cela car elle implique l’intériorité personnelle qui n’est pas accessible de l’extérieur mais nécessite l’engagement individuel sincère, la disponibilité à être aidé et la docilité à l’aide de Dieu par des moyens auxquels il fait recours. Pour l’éducateur plus que des notions son impact sera plus significatif par l’exemple de vie comme le disait Saint Paul VI : « L’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres – disions-nous récemment à un groupe de laïcs – ou s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins »[11]

Pour les aider dans la formation de leur conscience morale dont ils sont les premiers protagonistes, les jeunes ont besoin d’être accompagnés dans les expériences vitales où ils sont amenés à faire des choix et prendre des décisions, à acquérir des vertus qui les soutiennent contre les vices et surtout à avoir une vision positive de la vie pour affronter les défis de l’avenir avec espérance.

  1. Par delà les défis du monde actuel

On ne doit pas se faire d’illusions, la tâche de la formation de la conscience n’a jamais été facile. Elle rencontre aujourd’hui les défis de la culture dominante aujourd’hui, qui n’est plus fondée en beaucoup de ses composantes sur la vision chrétienne de la vie. Il faut tenir compte entre autres de ces quelques pierres d’achoppement :

  • La crise de l’institution familiale ou s’apprennent les premières notions de moralité, à travers les rapports et les relations primordiales avec les parents, les frères et sœurs, les voisins les plus proches
  • La crise de l’autorité dans les institutions éducatives comme l’école formelle et informelle intégrant d’autres lieux de socialisation et de croissance humaine
  • La diffusion de la « culture de la banalité » qui tend à récuser tout effort intellectuel et tout esprit critique pour se contenter de ce qui est véhiculé par les réseaux sociaux. C’est une culture aussi qui non seulement ne se préoccupe pas des principes éthiques, mais aussi finit par s’habituer au mal comme quelque chose de normale[12]
  • La culture individualiste, qui fait abstraction de Dieu et des autres, qui ne se soucie pas du bien commun et poursuit des intérêts personnels égoïstes.

Conclusion

La formation de la conscience morale capable de discerner le bien du mal et d’aider la personne à choisir le bien et éviter le mal, est une nécessite impérieuse non seulement pour les jeunes dans le monde d’aujourd’hui. Comme le dit le Saint Père dans son Exhortation apostolique « Gaudete et Exsultate », « la vie actuelle offre d’énormes possibilités d’actions et de distractions et le monde les présente comme si elles étaient toutes valables et bonnes. Tout le monde, mais spécialement les jeunes, est exposé à un zapping constant. Il est possible de naviguer sur deux ou trois écrans simultanément et d’interagir en même temps sur différents lieux virtuels. Sans la sagesse du discernement, nous pouvons devenir facilement des marionnettes à la merci des tendances du moment[13].

Aujourd’hui une conception subjectiviste de la liberté peut conduire à un relativisme moral, qui fait fi de la vérité en général et de la vérité morale en particulier. Certes, continue le Saint Père « nous sommes libres, de la liberté de Jésus-Christ, mais il nous appelle à examiner ce qu’il y a en nous – désirs, angoisses, craintes, aspirations – et ce qui se passe en dehors de nous – “les signes des temps” – pour reconnaître les chemins de la pleine liberté : « Vérifiez tout. Ce qui est bon retenez-le » [14](1Th 5, 21).

Dans ce cadre, on comprend la nécessite de la formation de la conscience qui permet au discernement de grandir en profondeur et dans la fidélité à Dieu, dans le concret de l’histoire personnel et communautaire. Former la conscience, dit le Saint Père dans l’Exhortation apostolique « Christus vivit », « est le cheminement de toute la vie, où l’on apprend à nourrir les mêmes sentiments que Jésus-Christ, en adoptant les critères de ses choix et les intentions de son action[15] (cf. Ph 2, 5)».

Cette formation qui implique de se laisser transformer par le Christ,  par son Evangile, est en même temps « une pratique habituelle du bien, vérifiée dans l’examen de conscience : un exercice où il ne s’agit pas seulement d’identifier ses péchés, mais aussi de reconnaître l’œuvre de Dieu dans sa propre expérience quotidienne, dans les événements de l’histoire et des cultures au sein desquelles nous vivons, dans le témoignage de tant d’hommes et de femmes qui nous ont précédés ou qui nous accompagnent par leur sagesse. Tout cela aide à grandir dans la vertu de prudence, en articulant l’orientation globale de l’existence avec les choix concrets, avec une lucidité sereine de ses dons et de ses limites»[16]

L’école catholique, dans la fidélité à la tradition de l’Eglise qui ne sépare jamais foi et mœurs, doit toujours trouver des voies et moyens de transmettre et de transformer la vie des personnes, en veillant à cette unité entre la foi et vie morale, la profession de la foi et le témoignage de vie.

Si dans le passé il a semblé trop insister sur l’inculcation des valeurs par des règles de vie, parfois avec des méthodes coercitives, aujourd’hui il va sans dire qu’il faut insister davantage sur l’expérience personnelle qui puisse aider à la constitution des personnalités fortes. Pour cela dit le Saint Père, au lieu d’écraser les jeunes « avec un ensemble de règles qui donnent une image réductrice et moralisatrice du christianisme, nous sommes appelés à miser sur leur audace, à les inciter et à les former à prendre leurs responsabilités, certains que l’erreur, l’échec et la crise constituent aussi des expériences qui peuvent les aider à grandir humainement»[17].

Eduquer c’est faire confiance aux jeunes, investir dans leurs potentialités, tout en reconnaissant leur fragilité. Eduquer c’est avoir conscience que l’on participe à l’action de Dieu, qui nous accompagne tout au long de notre vie et prend soin de nous comme il l’a fait pour le peuple d’Israël : « Au pays du désert, il le trouve, dans la solitude lugubre de la steppe. Il l’entoure, il l’élève, il le garde comme la prunelle de son œil. Tel un aigle qui veille sur son nid, plane au-dessus de ses petits, il déploie ses ailes et le prend, il le soutient sur son pennage. Yahvé est seul pour le conduire ; point de dieu étranger avec lui. Il lui fait chevaucher les hauteurs de la terre, il le nourrit des produits des montagnes, il lui fait goûter le miel du rocher et l’huile de la pierre dure, le lait caillé des vaches et le lait des brebis avec la graisse des pâturages, les béliers, race du Bashân, et les boucs avec la graisse des grains du froment, et pour boisson le sang de la grappe qui fermente ». (Dt 32,10 -14)

[1] Gaudium et .Spes, 16

[2] Ibidem

[3] CTI, A la recheche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle (2009)

[4] PCB,Cos’e l’uomo. Un itinerario di antropologia biblica

[5] Gaudium et Spes, 12

[6]  Gaudium et Spes,14

[7] Gaudium et Spes, 14.

[8] Lettre du Pape François aux participants au Congrès mondial de l’éducation catholique, Mareseille 1-3 décembre 2022

[9] Catechisme de l’Eglise Catholique, n.1783

[10] Catechisme de l’Eglise Catholique, n. n.1784

[11] Vatican II, Allocution aux membres du Conseil des Laïcs, 2 octobre 1974

[12] Voir L.SEQUEIROS, Il pensiero critico davanti alla cultura della banalita,Civilta Cattolica 4140, 17 dicembre 2022, p.564-573

[13] Gaudete et exsultate, n.167

[14] Gaudete et exsultate, 168

[15] Christus Vivit,281

[16] Christus vivit. 282

[17] Christus vivit, 233.

 

Par Abbé Tharcisse GATARE

N.B : Cette réflexion a été publiée dans le bulletin officiel de l’Archidiocèse de Kigali « Croisée des Chemins », numéro 123 (pp 48-57)

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